Troisième mois d’auditions : place aux multinationales

 

Jean-Yves Le Drian lors de son audition au Sénat le 25 mars 2024

Alors que les deux premiers mois d’auditions ont été principalement consacrés aux experts du climat, qui ont dressé le bilan des travaux scientifiques en matière de dérèglement climatique, le Sénat a principalement donné, au cours du troisième mois d’auditions, la parole aux entreprises multinationales. Les sénateur·ice·s les ont notamment interrogé sur les points suivants : comment justifient-elles leur trajectoire climatique ? Les engagements volontaires pris par les entreprises en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) sont-ils à la hauteur des enjeux climatiques ? 

Des représentants de TotalEnergies ont logiquement été auditionnés aux côtés d’acteurs financiers sans qui le groupe pétrolier ne pourrait pas mener à bien ses projets d’expansion fossile. Par ailleurs, les questions de lobbying et la régulation nécessaire pour endiguer l’influence des majors pétro-gazières sur les processus législatifs a également fait l’objet d’interrogations de la part de la commission.

 

Les multinationales pétro-gazières : entre pouvoir d’influence et conflits d’intérêts

Auditionné le 11 mars 2024, Olivier Petitjean, co-fondateur et coordinateur de l’Observatoire des multinationales, est revenu sur les techniques d’influence de TotalEnergies à l’échelle française, européenne et internationale. “Noeud du problème en matière climatique”, les entreprises pétro-gazières, de part leur capital astronomique, sont plus influentes que les autres multinationales. À la pointe en matière de lobbying, elles ont le pouvoir de retarder l’action climatique des pouvoirs publics. Olivier Petitjean a également mis en avant les mécanismes de portes tournantes entre secteurs public et privé qui entretiennent un entre soi symptomatique du déficit démocratique, exacerbé par les lobbies économiques. Le phénomène de portes tournantes, qui permet à des hauts fonctionnaires de rejoindre des multinationales, à des députés et sénateurs de devenir lobbyistes ou inversement, brouillent les frontières entre public et privé.

Les auditions ont offert un aperçu de ces portes tournantes, notamment avec l’audition d’Hélène Dantoine, qui a passé 7 ans chez TotalEnergies avant de devenir directrice de la diplomatie économique à la Direction générale de la mondialisation, de la culture, de l’enseignement et du développement international. Autre illustration de ces portes tournantes : Clément Léonarduzzi a été auditionné le 11 mars. Après 3 ans chez Publicis France, entreprise de communication, il devient conseiller en communication d’Emmanuel Macron d’août 2020 à juillet 2022, puis retourne chez Publicis France, groupe dans lequel il est actuellement vice-président. Enfin, illustration majeure de ces portes-tournantes qui posent question quant à l’étanchéité entre les décisions publiques et les intérêts privés : Jean-Claude Mallet. Après avoir passé 43 ans au sein de divers ministères régaliens, il rejoint le groupe Total en 2019 où il occupe le poste de directeur des affaires publiques. 

Véritable moyen d’influence, les portes tournantes permettent à des grands groupes de bénéficier d’un accès privilégié aux décideurs politiques. Pour lutter contre les conflits d’intérêts qui pourraient émerger de ces situations, Olivier Petitjean recommande de mettre en place des obligations de déclarations de liens d’intérêts. En France, il n’existe pas de règles de transparence concernant les rendez-vous entre les décideurs et les lobbyistes. 

Malgré la mise en place d’un dispositif d’encadrement des représentations d’intérêts, qui vise à “fournir une information aux citoyens sur les relations entre les représentants d’intérêts et les responsables publics lorsque sont prises des décisions publiques”, de grandes lacunes subsistent en matière de réglementation du lobbying. C’est d’ailleurs ce qu’a indiqué Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), lors de son audition du 29 février. La HATVP est chargée de contrôler la déontologie des responsables et agents publics. Malgré les quelques avancées impulsées par la loi Sapin 2 qui encadre les relations entre responsables publics et représentants d'intérêts, selon Didier Migaud, le dispositif “continue de souffrir de plusieurs faiblesses”. Les représentants d’intérêts sont soumis à des obligations déclaratives inscrites au répertoire tenu par la HATVP. Pour que celui-ci soit opérationnel, il doit être “simple, lisible, compréhensible de tous”. Or, tel que prévu aujourd’hui, le dispositif offre de nombreuses possibilités de contourner les obligations. Le président de la HATVP prend pour exemple la difficulté principale à laquelle fait face le répertoire de représentants d’intérêts qui entrave l’ambition d’une vue d’ensemble : “l'impossibilité d'exiger des groupes de sociétés une déclaration commune consolidée au niveau du groupe des actions de représentation d'intérêts”. Une carence qui entraîne “une multiplicité d'inscriptions de personnes morales dans le répertoire pour un seul et même groupe. Pour le cas de TotalEnergies, huit sociétés du groupe sont inscrites et déclarent des activités liées à des thématiques diverses”. 

Cette multiplicité d’inscriptions contribuent à un manque de clarté et de lisibilité des déclarations. Didier Migaud relève en ce sens que :

Plusieurs entités peuvent effectuer des déclarations identiques et pointées vers une même équipe. Cela pose la question du rattachement d'une action de représentation d'intérêts à une entité plutôt qu'à une autre.

La répartition des frais et le calcul conséquent des moyens engagés pour une action se voient également complexifier. L'addition de ces éléments crée nécessairement quelques incohérences et entrave l'objectif de lisibilité que la Haute Autorité poursuit, dans le respect de l'esprit du législateur”.

Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) - Audition du 29 février

Pour faire face à ce manque de lisibilité et de transparence, le président de la HATVP propose de prendre exemple sur le registre de l’Union européenne, lequel fonctionne sur un modèle d’enregistrement unique.

Les banques : véritables engagements ou greenwashing ?

Selon les informations divulguées par la représentante de Reclaim Finance lors de son audition, les trois plus grandes banques françaises BNP Paribas, Crédit Agricole et Société Générale fournissent 41% des financements de TotalEnergies. De plus, chaque année, le rapport Banking on climate chaos analyse les activités bancaires liées aux énergies fossiles. Le rapport constate qu’en Europe, le plus grand financeur d’énergies fossiles est la banque française BNP Paribas, qui a financé ce secteur à hauteur de 20 milliards de dollars en 2022

Le rapport classe également la BNP Paribas et le Crédit Agricole parmi les pires financeurs du secteur oil and gas offshore. Aux côtés de la banque japonaise SMBC Group, les deux banques françaises ont financé 34 milliards de dollars en 2022. Elles se retrouvent également dans le classement des banques mondiales ayant augmenté leurs financements aux énergies fossiles. La BNP se classe en 5e position mondiale avec une augmentation de 21,27% et le Crédit Agricole en 11e position avec une augmentation de 6,33%.

Auditionné par la commission d’enquête le 3 mars, Philippe Brassac, directeur général du Crédit Agricole, regrette que le groupe soit constamment interrogé sur leurs financements au secteur oil and gas plutôt que sur leurs financements vers les énergies renouvelables. Pourtant, pour qu’une véritable transition énergétique puisse avoir lieu en cohérence avec l’objectif 1,5 °C de l’Accord de Paris, il est établi et largement reconnu que le financement des énergies renouvelables doit s’accompagner, en parallèle, d’un arrêt total des financements vers les énergies fossiles. L’objectif est donc d’éviter l’accumulation des énergies renouvelables aux énergies fossiles pour ne pas dépasser la limite de réchauffement de 1,5°C. 

Face à cette nécessité, le directeur du Crédit Agricole semble avoir indiqué un nouvel engagement lors de son audition : “il s'agit de concentrer nos financements « projets » sur les seuls projets d'énergies renouvelables et bas-carbone”. Cela sonne-t-il l’arrêt total du financement de nouveaux projets fossiles ? Qu’en est-il des projets de gaz naturel liquéfié (GNL) ? Si cette énergie est considérée par certains financeurs comme BPI France comme une énergie de transition, les travaux de scientifiques montrent que le GNL émet davantage de gaz à effet de serre sur son cycle de vie que le gaz naturel (1). Dans tous les cas, la part du gaz, qu'il soit liquéfié ou non, doit baisser drastiquement avant 2050 (2).

Par ailleurs, si la banque semble s’être engagée à ne plus financer de projets d’énergie fossile, elle pourra toujours soutenir l’expansion fossile à travers le financement d’entreprises, comme le souligne Lucie Pinson. Or, les financements de projets ne représentent que 4 % du soutien financier au secteur fossile, l’essentiel des flux se faisant par des soutiens corporate non-affectés pour lesquels Philippe Brassac a indiqué que ces financements étaient choisis “en fonction des plans de transition et notamment de leur crédibilité” et que le Crédit Agricole considérait “le plan de transition de TotalEnergies [comme] l’un des plus ambitieux chez les énergéticiens”.

Bien que le terme de “plan de transition” soit largement repris dernièrement par divers acteurs économiques, les plans de transition, tels qu’imposés par la nouvelle directive CSRD, récemment transposée en droit français avec un décret du 30 décembre 2023, ne sont pas encore en place dans toutes les entreprises. TotalEnergies dispose cependant bien un plan de vigilance, qui, contrairement à ce que laisse penser les propos du directeur du Crédit Agricole, connaît de grandes carences notamment en ce qu’il continue de limiter la responsabilité de l’entreprise aux seuls scopes 1 et 2 alors que l’essentiel des émissions du groupe proviennent du scope 3. Le benchmark des plans de vigilance en matière climatique, effectué par Notre Affaire à Tous, a d’ailleurs attribué la très faible note de 29/100 à la major française, notamment en raison de la limitation de sa responsabilité juridique vis-à-vis des émissions du scope 3, du non-alignement sur l’objectif 1,5°C et de la croissance de sa production pétro-gazière. TotalEnergies se place donc derrière les énergéticiens EDF et Engie qui ont obtenu respectivement les notes de 55/100 et 40/100.  

En faisant valoir que TotalEnergies est un bon élève en matière de transition énergétique, alors même que le groupe compte augmenter sa production d’énergies fossiles de 2 à 3% par an d’ici 2028, le Crédit Agricole, à travers la voix de Philippe Brassac, s’érige en soutien de l’expansion fossile, laquelle compromet gravement nos chances de maintenir la température à 1,5°C. Pourtant, le groupe d’experts de haut niveau onusien dit « UN-HLEG » (« United Nations’ High‑Level Expert Group on the Net Zero Emissions Commitments of Non-State Entities ») a remis un rapport indiquant les mesures à mettre en œuvre par les acteurs non étatiques (notamment les entreprises et institutions financières) pour respecter les engagements de neutralité carbone en 2050 et compatibles avec une trajectoire 1,5°C sans dépassement ou avec dépassement minime. Parmi ces mesures figurent notamment : la réduction d’au moins 50 % des émissions de GES, couvrant l’ensemble des émissions directes et indirectes des entreprises et institutions financières, à savoir les scopes 1, 2 et 3 ; la cessation de l’expansion des énergies fossiles et des soutiens financiers correspondants ; la sortie de la production de pétrole, de gaz et de charbon, outre les mesures immédiates d’alignement compatibles avec la limitation du réchauffement climatique à 1,5°C.

La parole à TotalEnergies

Certains cadres de TotalEnergies ont été auditionnés par les sénateur.ice.s. C’est le cas de Nicolas Terraz, directeur général Exploration-Production et membre du comité exécutif du groupe, qui a présenté le rôle de la branche qu’il dirige comme étant de “produire du pétrole et du gaz de manière responsable pour répondre à la demande en énergie et en contribuant à la transition de TotalEnergies”.

Une affirmation surprenante au regard des recommandations et des avertissements de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) qui a rappelé à plusieurs reprises l’impossibilité de continuer de développer de nouveaux projets fossiles pour espérer rester sur une trajectoire à 1,5°C. L’enjeu n’est donc pas uniquement de produire des énergies fossiles “de manière responsable” en réduisant les émissions scopes 1 et 2 sur les sites opérés, mais bien de baisser les émissions scope 3 liées à l’usage des produits fossiles en cessant l’expansion fossile. Pourtant, Nicolas Terraz a indiqué que la responsabilité première de sa branche était de réduire les émissions de scope 1 et 2 afin de réduire de 40% les émissions de TotalEnergies entre 2015 et 2030. Il est cependant resté silencieux sur les émissions de scope 3 qui représentent pourtant environ 90% des émissions liées à TotalEnergies.

Schéma d’explication des scope 1, 2 et 3 (Source : Selectra)

Interrogé par le Président de la commission, Roger Karoutchi, sur la façon dont le groupe envisage l’articulation entre l’exploitation de nouveaux gisements et le respect des trajectoires et accords internationaux, Nicolas Terraz a indiqué que TotalEnergies soutient l’accord de Paris et est engagé dans une trajectoire de transition. Un soutien fallacieux au regard de l’incompatibilité intrinsèque du plan de vigilance de la major pétro gazière qui ne mentionne pas les risques liés à un dépassement de la température mondiale de 1,5°C et qui continue de tenter de limiter sa responsabilité juridique vis-à-vis des émissions du scope 3.

Ce sont ces constats qui ont poussé les ONG Notre Affaire à Tous, Sherpa, ZEA et les Eco Maires à assigner en justice la major du carbone pour manquement à son devoir de vigilance en matière climatique. Les ONG, aux côtés de 14 collectivités, demandent au tribunal judiciaire de Paris d’enjoindre Total de reconnaître les risques générés par ses activités et de s’aligner sur une trajectoire compatible avec une limitation du réchauffement climatique à 1,5°C. Ce procès, en cours depuis 2020, fait partie des nombreux contentieux visant à faire condamner TotalEnergies. Le groupe est en effet actuellement impliqué dans de nombreux contentieux, au civil et au pénal, en raison de ses projets climaticides, certains provoquant de graves risques de violations des droits humains et environnementaux, documentés par les associations.

C’est notamment le cas des projets Eacop et Tilenga en Ouganda et en Tanzanie qui prévoient le forage de plus de 400 puits pour faire émerger “le plus long oléoduc chauffé du monde”. Comme l’a rappelé Nicolas Terraz, 700 foyers résidaient sur la zone géographique concernée. Si le directeur général Exploration-Production a indiqué que 735 nouvelles maisons avaient été construites et livrées et que les 2800 griefs des communautés locales avaient été entendus, les ONG ont recueilli de nombreux témoignages contraires des populations affectées. Ces derniers font état de privation de moyens de subsistance ayant entraîné des situations de pénuries alimentaires, d’inondations causés par la construction de l’usine, de vice du consentement des personnes affectées en raison de pressions exercées sur elles, de menaces et harcèlements. Nicolas Terraz s’est dit conscient de l’impact du projet sur les communautés et a indiqué que des compensations avaient été versées. Selon lui, TotalEnergies a toujours été ouvert au dialogue avec la société civile sur ces projets. Pourtant, les rapports des ONG en lien avec la société civile contredisent ses propos. C’est pourquoi en 2023, 26 membres de communautés affectées, aux côtés de 5 ONG, ont lancé une action en justice également fondée sur le devoir de vigilance.

Lors de son audition, Nicolas Terraz a également admis que le tracé de l’oléoduc traverse certaines réserves forestières et aires d’habitat naturel abritant des espèces protégées. Employant une rhétorique néocolonialiste inquiétante (3) et destinée à minimiser la responsabilité de son groupe dans les dégâts causés à l'environnement, il ajoute que “pour ces zones qui ont été pour la plupart déjà dégradées par l’activité humaine, un plan de biodiversité a été établi et sera mis en œuvre”. 

Les associations qui portent des contentieux contre TotalEnergies font état de violations des droits humains et de l’environnement commises par le groupe à l’étranger. Ces griefs largement documentés posent question quant au soutien que pourrait apporter la France au groupe. Pour Jean-Yves Le Drian, ancien ministre de la Défense et de l’Europe et des Affaires étrangères, auditionné le 25 mars, “le ministre des affaires étrangères [a] vocation à porter les entreprises françaises à l’étranger”. Les intérêts des multinationales semblent ainsi guider au plus haut niveau les stratégies diplomatiques. L’ancien ministre a toutefois indiqué que ce soutien devait être conditionné au respect des droits humains et de l’environnement par l’entreprise. Pourtant, malgré les conséquences humaines et environnementales des projets de TotalEnergies en Ouganda, l’Etat français a continué à soutenir la major pétro gazière. Cette diplomatie économique défendue par Jean-Yves Le Drian pose donc des questions éthiques, notamment au regard de la prédominance apparente des intérêts particuliers des multinationales sur l’intérêt général. 

Alors que le troisième mois d’auditions s’est achevé avec des représentants de TotalEnergies, Nicolas Terraz et Jean-Claude Mallet, d’autres cadres de la major devraient également être entendus dans les prochaines semaines. L’audition du directeur général Patrick Pouyanné est notamment prévue pour le 29 avril. La banque BNP Paribas sera également entendue par la commission d’enquête. Ces futures auditions seront l’occasion pour les multinationales de développer leurs arguments et stratégies devant les sénateur.ices.

Le rapport de la commission d’enquête est attendu pour le mois de juin.


Notes :

(1) : Cela a notamment été rappelé par Corinne Le Quéré lors de son audition : "l'approvisionnement de gaz s'est réorienté vers le GNL, qui émet davantage de gaz à effet de serre que le gaz naturel et qui pose le problème des stranded assets (actifs irrécupérables)".
(2) : GIEC, AR6, WGIII, 2022, SPM, § C.3.2: “In modelled pathways that limit warming to 1.5°C (>50%) with no or limited overshoot, the global use of coal, oil and gas in 2050 is projected to decline with median values of about 95%, 60% and 45% compared to 2019”.
(3) : Le directeur général Exploration-Production laisse en effet entendre dans son audition que des dégradations de l’environnement ont été commises par les populations locales et que l’action de son groupe permettra de réparer ces dégradations.

Suivez en temps réel notre décryptage des auditions devant la commission d’enquête sur notre thread dédié.
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